Le temps

« On a bien le temps de mourir, alors autant prendre le temps de vivre ». Ces mots résonnent en boucle dans ma tête depuis ce matin. En fait dès le moment où son rapporteur – un parfait inconnu jusqu’à ce que les circonstances du lieu nous rapprochent, à l’occasion d’un café pris ensemble – attribua ces dires à sa grand-mère. Ce personnage, droit comme un « i », robuste aux yeux clairs, la barbe et les cheveux de couleur neige, ressemblait davantage à un colosse qu’à un vieillard. Bien que des plus âgé, il ne semblait pas avoir été émoussé par le poids des années. Et pourtant, né en 1942, appelé à la guerre d’Algérie à vingt ans – et après une vie particulièrement intense – il avait réussi le fait de fêter ses quatre-vingt ans en cette année 2022. Quatre-vingt ans, en fait quatre fois vingt ans ou même deux fois quarante ans. Cette manière de compter amuse au passage beaucoup les étrangers. Cela étant, que l’on comptabilise d’une manière ou d’une autre, accomplir un âge avancé dans une relative bonne santé est un privilège à honorer. Et ce Monsieur le fait à merveille. Son vécu est une forme de transmission précieuse en ces temps difficiles.

En effet, compte tenu de l’actualité que nous connaissons (la présence militaire Russe en Ukraine), « la guerre » avait-il commencé au début de notre conversation: « Ce n’est qu’une histoire entre quelques uns qui sèment la zizanie et ainsi condamnent leur peuple respectifs à se comporter de manière hostile sans que chacun ne sache réellement pourquoi ». Franco-Suisse de naissance, il avait choisi de « servir » durant sa jeunesse pour la France et s’était notamment fait une spécialité de désamorcer certaines bombes pour in fine sauver la vie à une cinquante d’individus (majoritairement des civils m’avait-il précisé). Au plus fort de ces moments de tensions, chaque mauvaise manipulation aurait pu le conduire immédiatement à la mort. Nul doute qu’il était des plus concentré dans ce genre de moment, pleinement conscient de chaque étape chronologique à réaliser, de la préciosité du moment présent, de la vie. Dans ce genre de situations il est évident que chaque souffle compte, chaque battement de cœur fait écho. C’est un moment où l’avant et l’après n’existe pas, n’existe plus. La mort m’affirma t’il, il l’avait d’ailleurs frôlé à trois reprises. Deux fois en temps de guerre donc et une ultime fois à l’occasion d’une sortie de route. Plusieurs tonneaux n’auront au final pas eu le même effet sur lui que ce camion qui, en pleine tourmente guerrière, explosa en plein air devant ses yeux – et ceux remplis de larmes de ses autres camarades soldats – qui venaient également impuissamment de dire adieu à leurs autres compagnons de route. La destinée ne tient parfois qu’au temps de décision rapide où il a fallu choisir de s’assoir dans une camion plutôt qu’un autre.

Une guerre laisse des traces, physiques autant qu’émotionnelles. Comme on a pas tous les jours l’occasion de parler à quelqu’un qui a – par la force des choses – fait la guerre, je lui ai demandé si il arrivait malgré tout à dormir. En guise de réponse, il m’a confirmé que son sommeil, depuis les années soixante, était resté des plus légés. Pour finir sur une note positive, et pour finalement conclure notre échange – bref moment d’intensité extrême entre deux individus – ce vieil et brave homme ajouta : « Qu’avec les années et depuis ces expériences, j’ai appris qu’il faut prendre la vie comme elle vient ». Nous sortîmes au même moment, tous deux conscients que lors de cet échange profond le temps avait été pour ainsi dire « suspendu ».

Ce même sentiment prédomine lorsque nous nous rendons dans un endroit pour la première fois, dans un environnement nouveau. Chacun de nos sens sont en éveils. Comme si nous étions davantage alertes, plus concernés, davantage concentrés. Le voyage illustre à merveille cette forme d’« état de grâce » qui peut être décrit ainsi par certains. D’autres, question de vocabulaire, préfèrent parler d’un état de « pleine conscience ». Peu importe, car dans un cas comme dans l’autre, on perd aisément la notion du temps. Comme si ce dernier n’existait plus, comme si ce dernier n’avait plus d’importance. Les bombes qui pleuvent sur certains édifices suspendent également toute notion du temps. Le fait de se trouver en danger, réel ou supposé, nous plonge inévitablement dans un état où chaque mouvement, chaque bruit semble décuplé. Les pilotes de formule 1 qui perdent plusieurs kilos à l’occasion d’une course connaissent également ce phénomène. L’adrénaline qui se dégage leur permet de vivre pleinement et intensément le moment . On parle également d’état de « flow » lequel arrive par exemple lorsque l’on est totalement absorbé par une tâche. C’est ce même état dans lequel je me trouve actuellement lorsque plus rien ne compte. Les mots s’enchainent les uns à la suite des autres, et l’important étant surtout de ne pas couper cette forme d’inspiration profonde en train de se matérialiser, donner vie, laisser une trace dans le temps.

Les artistes perdent également la notion du temps lorsqu’ils sont dans ce processus de création. Les grandes idées naissent souvent de cette capacité à avoir su réaliser une introspection telle qu’elle conduit à savoir que le fait de perdre la notion du temps est corrélé au fait qu’on est en train de faire au fond ce qu’il y a de mieux dans notre vie, dans l’instant.

Ce matin également, une personne sujette d’un peu de folie m’a attrapé la manche de ma veste me suggérant de mettre ce que j’avais dans la main (une brioche) dans la bouche. « Il faut le mettre dans la bouche » m’a t’elle dit plusieurs fois avec insistance. J’ai croisé ce regard noir intense, celui d’une personne en quelque sorte habitée. Sa présence et interruption néanmoins auront été utiles. Je ne lui en tient pas rigueur car considère ce bref envahissement dans mon espace personnel comme une forme de « wake up call ».

Souvent, lorsque l’on marche on est occupé par nos pensées. Depuis une dizaine d’année on regarde même son téléphone portable en se promenant dans la rue, dans le métro. Peu d’entre nous se préoccupent de « connecter à l’autre » de lancer un regard ou un sourire bienveillant. On perd bêtement des temps qualitatifs de vie, et sans le savoir on se trouve souvent dans un déficit d’attention. C’est dommage car finalement la vie est surtout la somme des moments présents. Les enfants ont la particularité de s’y trouver presque naturellement. Les personnes âgées semblent apprécier encore davantage ces temps de vie. Une fois n’est pas coutume, je finirais cet écrit par la même phrase qui l’a introduit. Merci à cet inconnu du jour pour ce temps qualitatif et à sa grand-mère de lui avoir répété : « On a bien le temps de mourir, alors autant prendre le temps de vivre ».

Et vous, considérez vous qu’actuellement vous prenez le temps de vivre ?

Ce genre de question a au moins le mérite de nous recentrer sur le moment présent, alors profitons tous de ses effets.

Un bon cheminement…

Mickaël Garin.

Une réflexion au sujet de « Le temps »

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